CHAPITRE 10

Je crois pouvoir compter la patience au nombre de mes vertus, mais tergiverser pour le plaisir n’est pas une vertu.

J’avais tout boutonné quand Emerson me rejoignit. Il claqua la porte de notre chambre derrière lui. Son expression m’inquiéta. Il était beaucoup trop calme.

— De quoi avez-vous parlé avec Ramsès ? le questionnai-je.

— Je voulais savoir pourquoi David avait mal au bras gauche.

— Oh, fis-je, prise au dépourvu. Personne n’a cherché à vous le cacher, Emerson. Je n’ai pas encore eu le temps d’aborder la question. Nous avions à discuter de tant de choses…

— Et pourtant, répliqua Emerson, notre fils et son ami ont été victimes d’une agression sauvage. Il semble naturel que la chose m’intéresse.

— Vous avez raison, admis-je. Je voulais faire à David une bonne friction à l’arnica avant qu’il n’aille se coucher, mais peut-être serait-ce préférable immédiatement.

— David va bien, dit Emerson en me prenant par les épaules. Asseyez-vous un instant, Peabody. Il y a trop d’événements simultanés, nom d’un chien ! Nous devons parler.

Il était de nouveau comme d’habitude : énervé, le juron à la bouche. J’en éprouvai un grand soulagement.

— Qu’est-ce qui vous tracasse le plus, Emerson ? Les visées du colonel Bellingham sur Nefret ?

— Cela attendra. Sur le moment, cette idée m’a un peu troublé, avoua Emerson, maniant la litote avec maestria. Toutefois, il doit estimer n’avoir rien fait de mal. S’il a le toupet de venir me demander la permission de courtiser Nefret, je le jetterai par la fenêtre, comme je l’ai fait pour ses fleurs. Ce qui réglera la question.

— En effet, acquiesçai-je en souriant. Le meurtre de Mrs Bellingham…

— Cela peut attendre également. Finissons-en avec la question absurde des Fraser afin de nous consacrer à des affaires plus sérieuses. Quelle est cette dernière lubie, Peabody ? Si vous voulez me faire endosser le rôle de la princesse, je me verrai obligé de refuser catégoriquement.

— Votre… euh… silhouette est encore moins convaincante que celle de Ramsès, répliquai-je en riant avant de lui expliquer ce que je comptais faire.

Emerson hocha la tête.

— Mmm, oui. Très malin, Peabody. Car vous devez être consciente du fait, tout comme moi, qu’elle est à l’origine de toute cette histoire.

— Voilà bien une réaction d’homme ! C’est pourtant lui le responsable initialement.

— Disons que chacun devra y mettre du sien pour résoudre le problème, dit Emerson, qui m’expliqua alors en long et en large la justesse de sa remarque. Acceptera-t-elle de le faire ?

— Laissez-moi m’en charger.

— Volontiers. (Il m’aida à mettre mon châle et m’accompagna à la porte. Avant de l’ouvrir, il reprit gravement :) Et vous, ma chérie, laissez-moi m’occuper des garçons. J’ignore le rapport entre l’incident au temple de Louxor et les autres affaires qui me dérangent dans mon travail, mais j’ai bien l’intention de le découvrir. Il serait dommage de perdre Ramsès maintenant, après tous les efforts et le temps que nous avons consacrés à l’élever.

Mû par les robustes bras de nos hommes dévoués, le petit bateau traversait le fleuve. Les lumières des hôtels illuminaient la rive est. Le reflet du clair de lune sur l’eau sombre était encore plus beau. La lune, presque pleine, accompagnée d’étoiles scintillantes, s’élevait, sereine, dans le ciel. Assis en silence, nous laissions vagabonder nos pensées, mais mon esprit, en tout cas, n’était pas occupé par la beauté de la nuit. Même la main chaude d’Emerson, serrant discrètement la mienne, ne m’apportait aucun réconfort.

Non, je ne me reprochais pas d’avoir sous-estimé l’incident du temple de Louxor. Je m’étais habituée à ce que l’on jette ou lâche sur Ramsès divers objets. Mais les gens avaient généralement quelque bonne raison, et je n’avais pas suffisamment réfléchi à cette question. Que manigançait donc Ramsès cette fois ? Mes obligations envers une vieille amie me détournaient-elles de mon devoir parental ? J’avais également des obligations envers David. Il était toujours avec Ramsès, le soutenant dans toutes ses entreprises secrètes, et donc tout aussi vulnérable.

Après mûre réflexion, je conclus que je n’étais pas (encore) répréhensible. L’affaire Fraser était prioritaire, et pour le moment il était impossible de savoir avec certitude si elle n’avait pas de rapport avec les autres mystères. Mrs Jones était une énigme. Elle était peut-être ce qu’elle paraissait être : une spirite charlatanesque et sans scrupules qui s’était embarquée dans une histoire la dépassant et cherchait à s’en sortir sans y laisser de plumes. En assurant se soucier de la santé physique et mentale de Donald, elle avait réussi à impressionner Cyrus, mais il était sensible aux flatteries féminines, et ne s’en cachait point. Moi, elle ne m’avait pas convaincue.

Était-elle secrètement impliquée dans l’affaire Bellingham ? Emerson s’était moqué de ma théorie, mais n’avait pas avancé d’argument pour l’infirmer. Donald était sur les lieux quand nous avions sorti la momie – c’était un fait. Mrs Jones avait peut-être tenté de le dissuader, comme elle l’avait prétendu, ou bien lui avait au contraire subtilement soufflé l’idée.

Elle pouvait aussi avoir eu une autre motivation. Avait-elle un rapport quelconque avec Dutton Scudder ? Était-elle la mère de ce dernier, sa tante, sa sœur aînée, sa cousine, sa maîtresse… ? Ma foi, c’était improbable. Cependant, on voit des choses encore plus étranges. Nous ne savions du passé de Mrs Jones que ce qu’elle nous en avait dit.

La raison pour laquelle elle aurait cherché à se débarrasser de Ramsès m’échappait, mais il faut dire que l’incident du temple de Louxor restait mystérieux. Qui aurait pu chercher à le mettre hors d’état de nuire ? J’avais conclu un peu hâtivement que seul un homme avait pu manipuler la lourde tête de granit. Mrs Jones était une femme robuste et en bonne santé. Dans le cas contraire, elle n’aurait pas pu suivre Donald par monts et par vaux. Maligne comme elle était, elle aurait eu alors intérêt à se plaindre de coups de soleil et d’égratignures aux mains pour m’induire en erreur.

Ce fut donc avec un regain d’intérêt que j’examinai la dame quand elle nous introduisit dans son salon. Son aspect initial m’avait décidément abusée. Elle était plus jeune que ses cheveux striés de gris ne le laissaient supposer. (Pas la mère de Scudder, alors ? Elle s’était peut-être mariée jeune – à un Américain, bien sûr.)

J’eus un certain mal à passer de ces théories fascinantes aux dispositions prises pour la séance de spiritisme. Tout se présentait à merveille. La pièce était spacieuse et haute de plafond, avec de longues fenêtres donnant sur un petit balcon, ainsi qu’une porte communiquant avec la chambre à coucher. Une table, entourée de chaises, avait été placée au centre de la pièce. De lourdes tentures sombres masquaient les fenêtres, et les vives lumières électriques avaient été remplacées par des lampes tamisées.

Je risquerais, cher Lecteur, de perdre patience et d’abuser de la vôtre, si je vous décrivais en détail le déroulement de la séance. Elle fut semblable à d’autres du même genre – la pénombre, les mains jointes, les transes, les questions, les réponses murmurées… Mais Mrs Jones surpassait la plupart de ses collègues. C’était un mime excellent. La voix de la princesse ne ressemblait nullement à la sienne : elle était plus jeune, plus légère, avec un petit accent attachant, bien qu’invraisemblable. (J’admets cependant qu’il doit être difficile de savoir quelle voix pouvait avoir un ancien Égyptien parlant anglais.) Elle prononça même quelques mots de l’ancienne langue. Là, elle était en terrain moins périlleux, vu que les anciens n’écrivaient pas les voyelles et que personne ne sait exactement comment on prononçait. Toutefois, elle articulait correctement les consonnes, et je vis Emerson, surpris, hausser les sourcils quand elle débita une formule de bienvenue.

Donald fut un peu fatigant. Notre présence avait avivé ses espoirs et accru son impatience. Il exigea des détails avec de plus en plus d’insistance, manifestant de plus en plus d’exaspération devant les réponses forcément vagues. Il me tenait la main gauche, la serrant parfois si fort que j’avais envie de jurer, contre lui et contre Mrs Jones, qui prolongeait l’attente.

Elle avait assez d’expérience du public pour jauger avec une précision infaillible les réactions de son spectateur. Donald était sur le point d’exploser quand elle jugea utile de lâcher la nouvelle.

— Ze viendrai à vous, murmura la douce voix. Ne me cherchez point dans la vallée asséchée, ze ne suis pas là. Ze viendrai à vous ici et vous me verrez de vos propres yeux. Ze vous saluerai et vous dirai que faire.

Ma foi, il fallut en rester là. Donald se leva d’un bond et se précipita vers Mrs Jones. Emerson, qui se retenait de pouffer de rire, fut assez rapide pour l’intercepter à temps.

— Vous savez le danger que court le médium quand il est dérangé dans ses transes, lui dit-il sévèrement, tirant Donald d’une main ferme pour le rasseoir sur sa chaise. Comment va-t-elle, Peabody ?

— Elle émerge, répondis-je en me penchant vers Mrs Jones, qui marmonnait et gémissait.

Elle me fit un clin d’œil discrètement.

On ralluma. Les spectateurs quittèrent leur place. Donald restait affalé sur sa chaise, la tête penchée comme s’il eût prié. Je saisis la main de Mrs Jones, sous prétexte de lui tâter le pouls.

— Va-t-il bien, à votre avis ? chuchotai-je. Il semble hébété.

Soudain Donald se leva d’un bond. Mrs Jones recula à son approche ; je me tins sur mes gardes. Mais il n’y avait rien à craindre. Le visage rayonnant de joie et de vénération, il tomba sur un genou.

— Est-ce vrai ? s’exclama-t-il d’une voix brisée.

— Elle ne se rappelle pas ce qu’elle a dit, expliquai-je rapidement. Mais oui, Donald. J’ai entendu moi aussi. Nous avons tous entendu.

Mrs Jones m’adressa un coup d’œil de gratitude.

— Quoi ? murmura-t-elle, portant à son front une main tremblante. Que s’est-il passé ?

— Elle va venir à moi, répondit Donald en s’emparant de son autre main pour la porter à ses lèvres. Elle-même, en chair et en os ! Mais quand ça ? Je bous d’impatience.

— Laissez-la tranquille, Donald, lui ordonnai-je. Elle a besoin de temps pour se ressaisir. Un verre de vin, peut-être, madame Jones ?

Emerson lui servit du vin, puis m’écouta informer Mrs Jones de la dernière touche apportée à notre plan.

Nous ne risquions pas d’être entendus de Donald. Arborant une expression radieuse, il était près du buffet avec Ramsès et David, s’extasiant à pleins poumons.

— Oh, bravo, murmura Mrs Jones lorsque j’eus achevé. Si vous parvenez à la persuader, c’est la solution évidente. Quand opérer ? Nerveusement, je vais avoir du mal à tenir plus longtemps.

— Et pourtant, vous me semblez avoir les nerfs solides, observa Emerson.

Je lui intimai aussitôt l’ordre de parler moins fort. Il s’imagine, à tort, savoir chuchoter !

— J’espérais qu’il serait là, susurra la dame.

— Je pense qu’il était déjà pris, expliquai-je. Il n’a pas répondu au mot que je lui ai envoyé. Je suis sûre qu’il voudra venir… Demain soir ? Ou bien est-ce trop tôt ?

— Le plus tôt sera le mieux. Non, je n’ai pas des nerfs d’acier, comme vous le pensez, professeur. Que dois-je faire ?

J’avais tout échafaudé au cours de la séance, car je peux aisément penser à deux choses en même temps. Emerson écouta en silence. Je ne savais trop ce qu’il pensait. À un moment, l’amusement sembla dominer, à un autre, quelque chose confinant à l’horreur. Lorsque je montrai à Mrs Jones la petite bouteille que j’avais apportée, il s’écria :

— Bon sang, Amelia ! Vous n’allez pas…

— Silence ! C’est essentiel, Emerson. Sinon il ne fermera pas l’œil de la nuit. Venez m’aider.

À contrecœur, il détourna l’attention de Donald, le temps que je verse le laudanum dans le verre. La teinte du whisky devint indescriptible, mais je suppose que Donald n’aurait rien remarqué si le breuvage eût été bleu vif. Constatant l’état d’intense surexcitation dans lequel il se trouvait, je compris que j’avais eu raison.

Enid, ensuite. Je fus tentée de lui administrer également un soporifique, car elle avait une mine épouvantable. Nefret essayait de lui faire prendre une gorgée de brandy. Je m’emparai du verre et fis signe à ma chère Nefret de s’éloigner.

— Buvez, dis-je fermement. Et courage. J’ai la situation bien en main.

Enid obtempéra. Elle reprit quelques couleurs, mais son expression horrifiée resta inchangée.

— Qu’avez-vous fait ? chuchota-t-elle. C’est de la folie ! Au nom du Ciel, Amelia…

— Je suis étonnée que vous ayez si peu confiance en moi, Enid. Écoutez-moi, je vais vous expliquer.

L’explication fut forcément brève. Trop brève, peut-être. Enid parut plus atterrée que jamais.

— Impossible, Amelia. Comment voulez-vous que je fasse une chose pareille ?

— Enid, insistai-je en lui prenant la main. Je comprends. Mais vous devez choisir. Soit vous quittez Donald, soit vous redevenez son épouse. Les hommes sont pitoyables, ma chère, et Donald est… euh…

— Stupide, dit-elle amèrement. Maladroit, sans imagination…

— Terre-à-terre ? Romantique, au contraire. Enid, je suis sûre qu’il a fait de grosses erreurs. Mais ce sont ses penchants romanesques qui l’ont conduit dans cette impasse. Vous, ma chère, pouvez l’éclairer… l’encourager… euh… Ai-je besoin d’en dire plus ?

Elle esquissa un sourire empreint d’une ironie désabusée.

— Cela vous est facile à dire, Amelia. Inutile pour vous de… euh… d’encourager votre mari.

— Ma chère amie, je passe mon temps à le faire ! C’est le secret d’un mariage heureux. Toutefois, je serais la première à reconnaître qu’Emerson est un homme extraordinaire.

— En effet.

Ses yeux eurent une lueur mélancolique en se posant sur Emerson. Ce dernier semblait chapitrer Ramsès.

— Nous sommes d’accord, alors ?

— Oh, Amelia, je n’en sais rien. Je ne vois pas comment je pourrai…

— Rien de plus simple, ma chère. Je trouverai un costume, et je vous donnerai les dernières instructions demain. Ou bien… Attendez, j’ai une meilleure idée. Ramsès, veux-tu venir ici un instant ? (Lorsqu’il nous eut rejoints, je lui expliquai :) Je viens d’annoncer à Mrs Fraser qu’elle tiendrait le rôle de la princesse. Il lui faudra le costume adéquat et quelques répétitions. J’ai naturellement pensé à toi pour tout cela.

— Cela serait très aimable à vous, Ramsès, dit Enid.

— Je serais heureux de conseiller Mrs Fraser, dit Ramsès d’une voix assez étrange, mais peut-être…

— Il n’y a pas de mais, Ramsès. Je n’ai jamais approuvé ton intérêt pour l’art du déguisement et tes expériences dans ce domaine. C’est une occasion de l’utiliser à bon escient. Voilà qui est réglé, Enid. Ramsès passera – laissez-moi réfléchir – juste après le déjeuner. Nous devons assister aux obsèques demain matin. Pouvez-vous vous débarrasser de Donald pour l’après-midi, Enid ?

— Oui, bien sûr. Tout l’après-midi, si vous voulez.

Elle paraissait ragaillardie. Je lui avais annoncé la nouvelle un peu brusquement. J’aurais dû me rendre compte qu’il lui faudrait du temps pour s’habituer à l’idée. Je l’encourageai d’un sourire.

— Je dois ramener ma petite famille. David est déjà à demi endormi.

— Mère…, commença Ramsès.

— Dis bonne nuit à Mrs Fraser, Ramsès.

— Bonne nuit, madame Fraser, dit Ramsès.

— Bonne nuit, Ramsès. J’ai hâte de vous voir demain.

 

Les garçons passèrent la nuit à bord de la dahabieh. Ni l’un ni l’autre ne fut guère bavard durant le retour. David n’était jamais très loquace. Mais il était inimaginable que Ramsès gardât le silence aussi longtemps. Peut-être était-il fatigué. Avant que nous n’enfourchions nos ânes, je lui ordonnai d’aller se coucher tout de suite et de ne pas travailler tard sur ses photographies.

— Très bien, Mère. Je ne travaillerai pas sur mes photos.

— Parfait. Rappelle-toi que nous devons assister demain aux obsèques de Mrs Bellingham. N’oublie donc pas de mettre ton beau costume.

J’avais été quelque peu surprise d’apprendre du docteur Willoughby qu’il n’y aurait pas ce que j’appelle des obsèques décentes. Le colonel craignait qu’un office à l’église n’attirât les curieux. Il y avait déjà eu trop de bruit autour de l’événement, et il souhaitait seulement que sa femme reposât en paix. Nous étions parmi les rares invités à la brève cérémonie qui devait se tenir au cimetière.

Je m’attendais à des récriminations de la part d’Emerson.

— On ne peut pas y couper, se borna-t-il à dire. Mais ne vous faites pas d’illusions, Peabody. Il ne sera pas là.

— Qui ?

— L’assassin. Ne le niez pas, Peabody. Je sais comment fonctionne votre esprit. Vous pensez qu’il rôdera dans les parages et que vous le reconnaîtrez à son expression malveillante.

— Oh, Emerson, quelles bêtises ! Loin de moi cette idée.

Cependant, quand nous quittâmes la maison, je sélectionnai l’une de mes ombrelles les plus robustes au lieu de prendre celle qui s’harmonisait avec ma robe lavande. Il faut être prêt à toute éventualité, et au cours des années ma fidèle ombrelle s’était révélée mon arme la plus efficace. De plus, elle est bien utile, il va de soi, pour se protéger le visage des rayons du soleil.

Le petit cimetière britannique était à l’extérieur du village, sur la route menant à Karnak. Il abritait les sépultures non seulement d’Anglais et d’Anglaises, mais aussi d’autres chrétiens ayant rendu l’âme à Louxor. J’eus honte de constater dans quel état d’abandon il se trouvait. Les tombes n’étaient pas entretenues, les mauvaises herbes poussaient partout, et l’on voyait les traces laissées par les chèvres, les ânes, les chacals ou les chiens métis. Il faudrait tenter d’arranger cela, me dis-je.

On nous avait donné rendez-vous à dix heures. À notre arrivée, je vis que le petit groupe du colonel était déjà là, vêtu de sombre, attendant près de la tombe ouverte. Dolly portait une robe noire et les vêtements du colonel étaient de la même teinte. En dehors de nous et du docteur Willoughby, ils étaient seulement accompagnés de M. Booghis Tucker Tollington. Le jeune homme, affichant la mine de circonstance, arborait toujours son costume de flanelle rayé et son canotier, mais il avait remplacé sa cravate rose par une cravate noire.

Après échange de salutations murmurées, le colonel indiqua que nous étions prêts à commencer. Le pasteur, un monsieur aux cheveux bruns d’un certain âge, souffrant d’un vilain coup de soleil, m’était inconnu. Lorsqu’il ouvrit son livre puis se mit à lire le bel et vieil office anglican, je compris que le colonel avait dû demander l’aide d’un pasteur extérieur. Il devait avoir des conceptions religieuses trop strictes pour laisser officier un baptiste ou un catholique romain.

Connaissant bien le texte de l’office, je n’eus pas besoin de suivre attentivement la cérémonie. Je parcourus d’un œil navré le petit cimetière. Quel abandon ! Malgré le soleil et les palmiers agités par le vent, je n’aurais pas voulu voir un être cher enterré là. La cérémonie fut brève. C’était triste, mais je ne pouvais reprocher au pasteur d’écourter ses prières. Il n’avait pas connu la morte, et il était difficile d’évoquer les circonstances qui lui avaient valu d’être enterrée ici.

En tout cas, notre petit groupe conférait une certaine dignité à cette cérémonie. Ma robe couleur lavande et la robe de Nefret, à col de tulle montant, aux longues manches, étaient des plus appropriées. Quant à nos hommes, pour une fois ils étaient habillés en gentlemen. Emerson portait même un foulard noir très convenable. J’aperçus, en retrait, d’autres personnes présentes, vêtues de galabiehs et coiffées de turbans. L’une d’elles était Saiyid. C’était aimable de sa part d’être venu, me dis-je. Du reste, comment avait-il eu connaissance de l’heure et du lieu ? Le colonel n’avait certainement pas invité son drogman.

Lorsque survint le moment de faire descendre le cercueil dans la fosse, je compris la présence des Égyptiens. Sur un geste du docteur Willoughby, ils s’approchèrent discrètement et s’emparèrent des cordes. C’étaient sans doute eux qui avaient creusé la fosse et qui la combleraient quand tout serait fini. Une fois le simple cercueil de bois déposé au fond de la tombe, le colonel se pencha et prit une poignée de terre, qu’il jeta dans le trou. De tous les sons terrestres, je crois bien que c’est là l’un des plus terribles. Un son si ténu, si sec, pour accompagner la fin d’une vie.

Nous répétâmes le geste – Dolly du bout des doigts, lèvres pincées, nez plissé –, sauf Emerson, qui refuse de participer activement à toute sorte de cérémonie religieuse. Enfin, ce fut terminé, et nous nous éloignâmes des deux hommes enturbannés qui attendaient, pelle à la main.

— De par chez nous, déclara le colonel, il est d’usage de rassembler quelques amis après les cérémonies tristes. Puis-je espérer vous voir à bord de la dahabieh de M. Vandergelt, qu’il a eu l’amabilité de mettre à notre disposition ?

Son regard nous incluait tous. Il ne s’attarda sur Nefret pas plus qu’il ne fallait pour un homme qui vient d’enterrer son épouse. J’acceptai en le remerciant, mais ajoutai :

— Je ne sais pas si mon mari pourra…

— En effet, intervint Emerson. Veuillez m’excuser.

— Et malheureusement je suis déjà pris, ajouta Ramsès. Vous vous rappelez, Mère ?

— Ah, oui.

Il n’avait rendez-vous avec Enid qu’après le déjeuner, mais il lui fallait sans doute du temps pour dénicher le costume adéquat.

— À très bientôt, en ce cas, mesdames, dit le colonel avec une courbette.

Dolly, traînant les pieds, se retourna pour nous regarder, mais son père l’entraîna sans lui laisser le loisir de s’attarder.

Les fossoyeurs se mirent au travail. Cela me fit drôle d’entendre leur joyeuse conversation et leurs rires en même temps que le bruit sourd de la terre jetée. Emerson me prit par le bras, et David saisit Nefret d’une main presque aussi ferme. Comme nous nous dirigions vers notre voiture de louage, je vis que Ramsès avait intercepté M. Tollington et lui parlait.

Je fis halte.

— Attendons Ramsès. S’il se bat avec M. Tollington…

— Ce n’est pas lui qui a commencé la dernière fois, dit Emerson. Enfin… pas à proprement parler.

Mais il s’arrêta lui aussi.

La discussion ne dura guère. Ramsès finit par tendre la main. L’autre jeune homme la prit et ils échangèrent une cordiale poignée de main. Là-dessus, Tollington se hâta de rejoindre les Bellingham ; Ramsès revint auprès de nous, l’air pensif.

— Alors, vous vous êtes réconciliés ? m’enquis-je. Tu as bien fait, Ramsès.

— Merci, Mère.

— Qu’a-t-il dit ? demanda Nefret avec curiosité.

— Les choses habituelles, répondit Ramsès avec un haussement d’épaules. Les rituels de la virilité dans la culture occidentale sont aussi figés que ceux des tribus primitives. C’était une cérémonie ridicule mais nécessaire.

La voiture se mit en route. Emerson dénoua son foulard et sortit sa pipe.

— Ramsès, quand tu as dit à Bellingham que tu étais déjà pris, c’était un prétexte, je suppose ? Vas-tu faire des photos ce matin avec David ?

— Pas exactement. Mère m’a demandé de trouver un costume pour Mrs Fraser et de lui apprendre son rôle.

— Je vais t’accompagner, dit Nefret. Un homme est incapable de…

— Non, il n’en est pas question, trancha Emerson. Je refuse que toute ma famille aille perdre son temps au lieu de travailler sur le site. J’ai besoin de toi cet après-midi. Nous passerons d’abord chez Bellingham. Parfaitement, Peabody, c’est moi qui vous accompagne. Étant donné que Ramsès et David ne seront pas avec vous, moi je serai là. Nous resterons quinze minutes exactement, puis nous partirons – ensemble.

— Oui, mon chéri, murmurai-je.

Je tentai de faire quelques suggestions à Ramsès quant au costume d’Enid, mais il me coupa la parole.

— Je sais ce qu’il faut, Mère. Vous pouvez compter sur moi.

Nous laissâmes Ramsès et David au « Grand Hôtel », où il y avait plusieurs boutiques pour touristes. Tous deux savaient s’orienter à Louxor. Ils m’assurèrent encore une fois qu’ils n’avaient pas besoin de moi.

Nos hommes nous refirent passer le Nil, puis nous débarquèrent sur le quai que Cyrus avait fait construire et qu’il avait la gentillesse de partager avec nous. La Vallée des Rois et l’Amelia étaient les seules dahabiehs amarrées sur la rive ouest. Les autres propriétaires ou locataires fortunés de ces embarcations préféraient être plus près des commodités de Louxor.

Je fus surprise de constater comme les Américains fêtent les enterrements. Parmi les « quelques amis » du colonel se trouvaient Cyrus, Howard Carter, M. Legrain, plusieurs autres archéologues, ainsi que quelques personnes qui devaient être touristes. Mais il ne s’agissait pas des voyageurs ordinaires de Cook. Tous étaient habillés avec une élégance qui dénotait l’aisance, et les présentations faites par le colonel étaient émaillées de « Lord » et « Sir ». M. Tollington était là, considérant d’un œil noir un jeune homme blond, aux épaules étroites, plein d’attentions pour Dolly. D’après son accent, la coupe de son costume et son titre – on lui donnait du « Sir » –, je jugeai qu’il était anglais.

Nous acceptâmes un verre de xérès et un biscuit. Pendant qu’Emerson parlait de tombeaux avec Howard, Cyrus me prit à part.

— J’ai reçu votre message trop tard hier soir pour pouvoir y répondre, me confia-t-il à voix basse. Que s’est-il passé ?

Je le mis au courant et lui fis part de notre plan pour la soirée.

— Vous souhaiterez être présent, je suppose, ajoutai-je. Mrs Jones a demandé de vos nouvelles.

— Ah bon ? s’exclama Cyrus avec un sourire de satisfaction. Elle est formidable, non ?

— C’est une femme intelligente, corrigeai-je. Je pense que cela marchera, Cyrus, si Enid sait tenir son rôle.

Cyrus hocha la tête.

— C’est une bonne idée, madame Amelia. Cependant je regrette de ne pas voir Ramsès incarner une jeune Égyptienne langoureuse !

Emerson avait perdu toute notion du temps, comme il lui arrive quand il parle de tombeaux, mais je m’aperçus qu’il surveillait de près Nefret. Celle-ci était assise à côté de Dolly sur le canapé. J’ignore qui avait eu cette idée. Le colonel, probablement. Quels imbéciles, ces hommes ! Sa fille et la jeune femme qu’il espérait sans doute (mais en vain) épouser avaient à peu près le même âge. Il avait donc dû se dire que ce serait « une gentille idée » qu’elles se connaissent mieux. Les deux jeunes filles formaient assurément un tableau charmant : l’une tout en noir, ce qui mettait en valeur ses boucles argentées, l’autre tout en blanc avec des cheveux roux. L’expression qu’arborait chacune était moins charmante. De quoi pouvaient-elles donc parler pour que Dolly ait une mine si revêche et que les yeux bleus de Nefret lancent des éclairs ?

Emerson finit par interrompre sa conversation et annoncer que nous devions partir.

— Carter va déjeuner avec nous, m’informa-t-il. Il a promis de passer ensuite jeter un coup d’œil à ma tombe.

— Oh, vous lui permettez de déjeuner d’abord ? m’étonnai-je.

— Nous devons, de toute façon, retourner à la maison pour nous changer, répondit Emerson, à présent sans foulard et sans veste. Nefret ne peut pas faire de la grimpette avec ses jupes longues et ses dentelles.

Je priai Cyrus de se joindre à nous, et nous partîmes dans sa voiture. Laissant les hommes fumer sous la véranda, j’accompagnai Nefret dans sa chambre pour l’aider à défaire les agrafes et les boutons. Je tenais aussi à lui demander comment elle s’était entendue avec Dolly.

— Comme une mangouste avec un serpent, expliqua Nefret. Nous sommes aux antipodes.

— Pourquoi donc ?

— Elle ne parle que flirts et mode. Je n’arrive pas à savoir si elle est naturellement idiote ou si son cerveau a été atrophié dès la naissance comme les pieds des Chinoises.

— Je pencherais pour la seconde hypothèse, dis-je en dégrafant le col à baleines. Les hommes préfèrent les femmes sans cervelle.

— Pas tous, repartit Nefret. Ouf ! Merci, tante Amelia, je me sens mieux.

— Pas tous, acquiesçai-je. Mais les hommes tels qu’Emerson sont rares.

— Cela les rend d’autant plus précieux, commenta Nefret avec un tendre sourire. Toutefois, je ne suis pas juste avec Dolly. Elle sait également parler d’autres femmes… avec méchanceté.

— Dont feu Mrs Bellingham ?

— Autant lui tirer les vers du nez, me suis-je dit, admit Nefret. Je n’ai pas beaucoup appris, et rien de bien élogieux. Elle ne décolère toujours pas que son papa ne l’ait point emmenée avec eux en voyage de noces ! (Son visage se fit sérieux.) C’était assez déplaisant de l’entendre parler de la pauvre défunte, tante Amelia. On aurait dit que Lucinda était encore en vie, et toujours sa rivale…

Sachant qu’Emerson allait trépigner vu l’heure, j’en restai là. Mais Nefret m’avait donné matière à réfléchir. Elle était trop innocente – du moins l’espérais-je – pour comprendre qu’une Mrs Bellingham en âge de procréer était effectivement une redoutable rivale pour Dolly.

La plupart des hommes préfèrent un fils à une fille. Cela tient à leur singulière conception de la masculinité, me semble-t-il. La classe sociale à laquelle appartenait le colonel accordait beaucoup d’importance à la filiation et à la transmission du patronyme de père en fils. Lui-même était homme à partager cette absurde obsession, j’en étais persuadée. Aucun fils n’était né de ses quatre mariages ; il n’avait qu’une fille, qui ne transmettrait pas son nom de famille. Il n’était jamais venu à l’esprit du colonel que c’était peut-être sa faute – si tant est que la question se pose en ces termes. Il n’avait sans doute pas encore renoncé à cet espoir. Dolly était assez maligne pour se douter qu’un petit frère ne manquerait pas de la supplanter dans l’affection de son père.

Les jeunes filles font d’excellents assassins. (Ainsi que les jeunes garçons, soyons juste.) Les jeunes sont naturellement égoïstes. Les valeurs morales ne sont pas innées ; elles sont inculquées aux enfants avec beaucoup de difficulté, et parfois sans succès, comme le démontre tristement l’histoire du crime.

Cependant, Dolly n’avait pas accompagné au Caire son père et l’épouse de ce dernier. J’abandonnai à regret cette théorie.

Au déjeuner, je discutai avec Cyrus des dispositions prises pour la séance de spiritisme de la soirée. Il était fort intrigué par cette histoire, et la discrétion était inutile puisque Howard, comme la plupart des résidents de Louxor, avait eu vent des élucubrations de Donald. Il eût du reste été difficile de les tenir secrètes, car il ne se gênait pas pour en parler et interrogeait tous les égyptologues qu’il rencontrait.

Une fois que nous eûmes avalé ce qu’Emerson jugeait suffisant, il nous fit décamper en toute hâte de la maison. Nous partîmes donc. Le soleil tapait fort ; l’air était aussi sec et brûlant que celui d’un haut fourneau, mais heureusement j’étais munie de mon ombrelle. Une fois à la tombe, nous trouvâmes Abdullah et les hommes affalés à même le sol dans diverses positions, épuisés. Ils tentèrent de se relever péniblement quand ils nous aperçurent, mais Emerson leur fit signe de ne pas bouger.

— Quelque chose qui ne va pas ? demanda Emerson à Abdullah, qui, têtu comme une mule, s’était relevé et se tenait devant lui.

Abdullah secoua la tête. Sa galabieh et son turban, en temps ordinaire d’une blancheur immaculée, étaient devenus gris.

— Les gravats sont compacts, Emerson, et obstruent le corridor du sol au plafond. Nous avons été obligés de nous arrêter un moment parce que les chandelles fondaient.

— Pas étonnant que vous ayez tous l’air si fatigués, observai-je avec compassion.

Abdullah se raidit.

— Nous avons l’habitude de la chaleur, Sitt Hakim, mais nous n’arrivions plus à voir clair à cause des chandelles qui fondaient.

— Jusqu’où êtes-vous allés ? demanda Howard.

— Nous avons parcouru quarante mètres, répondit Abdullah, rompu à l’utilisation des mesures archéologiques usuelles. À présent nous sommes reposés et allons retourner…

— Assieds-toi, vieil imbécile, lui enjoignit Emerson avec irritation.

Abdullah obtempéra, me coulant un regard de biais. Il connaissait suffisamment Emerson pour interpréter l’ordre comme une marque de sollicitude et d’approbation. Mon époux caressa sa fossette au menton.

— Je vais jeter un coup d’œil. Vous venez, Peabody ?

— Naturellement, lui répondis-je, déposant mon ombrelle.

— Mieux vaudrait vous en abstenir, dit Howard avec sincérité.

— Voyons, Howard, vous devriez maintenant savoir que ni la chaleur ni la difficulté ne sauraient me dissuader.

— Je le sais bien. Mais si vous y allez, je vais devoir vous suivre, et, pour être honnête, je préférerais m’en dispenser. Cette fichue tombe est bourrée de fientes de chauves-souris !

La déduction tenait debout, à en juger par l’aspect de nos hommes et l’odeur caractéristique qui émanait d’eux. Souriant à Howard, je redressai ma ceinture à outils.

— Vous n’avez nul besoin de prouver votre courage, Howard, car personne n’en doute. Quant à Cyrus…

— Oh, je vous accompagne, déclara lentement ce dernier. Et je ne vais pas perdre ma salive à tenter de vous dissuader, madame Amelia.

— Enlevez quand même votre veste, Peabody, ordonna Emerson, ôtant la sienne. Je ne comprends pas pourquoi vous vous acharnez à la garder. Votre pantalon vous va très bien, et je suis sûr que ni Carter ni Vandergelt seraient assez mal élevés pour… euh, y faire allusion.

Ces messieurs s’empressèrent de m’assurer qu’ils n’avaient nullement l’intention de jeter ne serait-ce qu’un coup d’œil à cette partie de mon anatomie. Ils ôtèrent leur veste. Sans dire un mot, la mine résolue, Nefret commença elle aussi de se dévêtir.

Emerson soupira.

— Non, ma chérie.

— Mais, professeur…

— Pas cette fois-ci.

Le menton de Nefret en frémit.

— Cesse donc ! cria Emerson. Je t’interdis d’y aller, un point c’est tout. Reste ici et… occupe-toi d’Abdullah.

Celui-ci s’apprêtait à protester, mais, captant mon regard, s’assit avec un grognement bien audible. Nefret alla aussitôt à ses côtés, lui offrant thé et biscuits.

Je n’étais pas entrée dans la tombe depuis plusieurs jours. Bien qu’Abdullah eût minimisé le travail accompli, je connaissais suffisamment les difficultés. Aussi appréciai-je les efforts nécessités pour aller aussi loin. Chaque panier de gravats devait être remonté et sorti de la tombe. La pente était fort raide – avoisinant les trente degrés. Des marches avaient été taillées sur un côté, mais de façon si grossière qu’elles étaient aussi traîtres que la pente même. Howard et Cyrus ne se gênèrent pas pour se tenir à la corde qu’Emerson avait fait fixer à l’entrée de la tombe. Le seul soutien dont, moi, j’eusse besoin, c’était le corps musclé de mon époux. J’avais posé une main contre sa large épaule pour me soutenir. Quand je glissais, la tension instantanée de ces muscles formidables me rassurait.

La fièvre archéologique, trop longtemps contenue, se ralluma dans ma poitrine. La plupart des gens, j’imagine, auraient trouvé l’endroit peu engageant – sombre, sale, malodorant, sans le moindre hiéroglyphe ou relief pour distinguer ce couloir d’une vulgaire caverne. Mais je compris alors l’enthousiasme d’Emerson. Les dimensions de cette tombe dépassaient déjà celles des fosses destinées aux hommes du peuple. La conception même en était inhabituelle, car le passage descendait en s’incurvant. Cela annonçait-il un sépulcre royal ? Certains des gravats retirés par les hommes avaient peut-être été charriés là par les inondations, mais sûrement pas tous. Si ce couloir avait été comblé à dessein, il devait y avoir tout au bout quelque chose justifiant cette protection.

J’étais tellement absorbée par ces spéculations que je remarquai à peine l’élévation de la température et l’obscurité oppressante. Les flammes des bougies tenues par Cyrus et Emerson baissèrent d’intensité. Quand Emerson fit halte, nous lançant une mise en garde à voix basse, la lumière était si faible qu’il était difficile de discerner ce qui se trouvait devant nous. À vrai dire, il n’y avait pas grand-chose à voir – apparemment juste un mur de roche qui obstruait le passage comme une porte. Je distinguais à peine les traces des pioches utilisées par les hommes.

Cyrus ne s’était pas plaint une seule fois, et pourtant la descente avait été plus difficile pour lui que pour aucun d’entre nous. Il était de la taille d’Emerson, ou un peu plus grand. Tous deux devaient avancer en baissant la tête, car le couloir faisait tout juste deux mètres de haut et le plafond était inégal. Maintenant que nous étions arrêtés, j’entendais notre ami respirer fort.

— Remontez, Cyrus, lui dis-je. Nous vous suivons. Emerson ?

— Mmm, fit ce dernier, qui examinait les murs de chaque côté.

— Emerson, répétai-je avec plus d’insistance. Je veux sortir d’ici.

— Oh ? (Emerson jeta un coup d’œil à la bougie déclinante. De la cire lui dégoulinait sur les doigts, tant il faisait chaud.) Ah, oui. Autant remonter en effet.

Je veux bien admettre dans les pages de ce journal que j’aurais peut-être eu du mal à remonter cette déclivité infernale si Emerson ne m’avait constamment poussée par-derrière. Howard, plus jeune et en meilleure forme physique que Cyrus, poussait aussi ce dernier de temps à autre. Nous dûmes nous arrêter plusieurs fois pour reprendre souffle tant bien que mal.

Abdullah et Selim nous attendaient là-haut. Les bras robustes du garçon aidèrent Cyrus à gravir les dernières marches et le déposèrent avec sollicitude sur un rocher à proximité. Nefret s’empressa d’apporter à notre ami essoufflé de l’eau et du thé froid. Quant à moi, je ne fis pas la fière et saisis la main tendue d’Abdullah.

Nous étions dans un triste état, couverts de boue grise, mélange de transpiration, de poussière et de fiente de chauve-souris. Toutefois, nous avions eu moins de mal que nos hommes. J’adressai un hochement de tête admiratif à Abdullah.

— Eh bien ! dit Howard en reprenant son souffle. Tout cela est très intéressant, professeur, et commence à ressembler plus ou moins à la tombe d’Hatchepsout. Mais, évidemment, nous sommes allés beaucoup plus loin que vous. Avez-vous trouvé des sédiments ?

— Pas encore, répondit Emerson, essuyant son visage en sueur sur sa manche. Est-ce que votre tombe a…

— Pour l’amour de Dieu, ne vous collez pas cette saleté dans les yeux, le coupai-je. Tenez, je vais…

— Essuyez-vous la figure, vous aussi, répliqua Emerson, qui repoussa ma main et attrapa une cruche d’eau. Carter, à quelle distance était le premier…

Il s’interrompit quand même, se versant de l’eau sur ses cheveux en bataille et son visage crasseux. Puis il cracha de la boue.

— J’ai remarqué une différence, reprit Howard, toujours essoufflé, mais aussi enthousiaste qu’Emerson. Dans la tombe d’Hatchepsout, il y a une partie lisse d’un côté du couloir, qui a dû sans doute servir à faire glisser un sarcophage.

— Ah, commenta Emerson. Intéressant. Je devrais aller y jeter un coup d’œil.

Ce qu’il aurait fait sur-le-champ, si Howard n’avait réussi à détourner son attention.

— Nous avons eu la même difficulté avec les bougies qui fondaient, professeur. Nous avons donc utilisé des lampes électriques. Je pourrais vous en installer aussi, si vous voulez.

Emerson opina.

— Oui, parfait. Je prévois aussi un autre problème. Le couloir passe maintenant sous la couche de calcaire et pénètre dans le tafl. Vous savez que la roche est en piteux état à cet endroit-là. Il nous faudra peut-être consolider les murs et le toit pour continuer.

Cyrus avait suffisamment récupéré pour se joindre à la discussion. C’est lui qui répondit à la question de Nefret.

— Le tafl ? C’est une couche de roche plus tendre, comme du schiste, sous le calcaire dans lequel la plupart des tombes sont taillées. La pierre de cette région n’est pas d’aussi bonne qualité que le calcaire autour de Gizeh et Saqqarah…

Ils continuèrent à parler un certain temps. Howard et Emerson évoquèrent l’éventuelle utilisation d’une pompe pour purifier l’air, tandis que Nefret continuait à poser des questions à tout le monde. Je réussis finalement à dire que nous ferions mieux de poursuivre cette discussion dans des conditions plus confortables. Il était tard, et je commençais à trouver ma propre odeur fort peu agréable.

— Oui, acquiesça Emerson, mieux vaut que les hommes rentrent chez eux, Abdullah. Le travail a été fatigant, et je ne veux pas continuer tant que nous n’aurons pas consolidé le mur de gauche.

Emerson mène la vie dure à ses hommes, mais il s’applique le même régime, et ne les laisse jamais prendre de risques inutiles.

À peine avions-nous rassemblé notre matériel, toutefois, que nous vîmes Ramsès et David se diriger vers nous. Vu qu’ils portaient leur tenue de cheval, je déduisis qu’ils étaient passés se changer à la maison.

— Seigneur ! Est-il donc si tard ? m’écriai-je. J’espère qu’Enid est prête pour ce soir, Ramsès ?

— Elle en semblait persuadée, répondit Ramsès. Mère, nous avons amené les chevaux. Aimeriez-vous retourner à la maison à cheval avec Nefret ?

Nefret déclina l’offre – elle y avait sans doute vu quelque allusion déplacée à la vulnérabilité féminine –, mais me poussa à accepter.

— Moi, je n’ai pas fait cette visite exténuante de la tombe, tante Amelia, et je me sens en pleine forme. De plus, vous souffrez encore de votre cheville. Allez-y avec David.

J’avais hâte d’essayer Risha. Aussi acceptai-je. Une fois les étriers réglés, Emerson m’aida à monter en selle, et les autres prirent le chemin conduisant au plateau. Ramsès se mit à questionner Emerson sur la tombe. J’entendis encore Nefret réclamer la permission d’y descendre le lendemain. Puis je ne les entendis plus.

Dès que partit cet animal magnifique, je compris son nom. Risha signifie « plume », et il évoluait en effet aussi légèrement dans les airs. Je le laissai se frayer un chemin entre les obstacles du sol accidenté. Éloges et regards admiratifs nous accompagnaient.

— C’est une merveille, n’est-ce pas ? me dit David. Vous n’avez pas besoin de le guider à l’anglaise, à l’aide du mors et des éperons. On a l’impression qu’il prévient vos désirs instantanément.

— Ton Asfur semble aussi souple. Le nom signifie « oiseau volant », si je ne m’abuse. J’espère que toi et Ramsès avez compris quelle chance vous aviez d’être les amis du cheikh. Il faut trouver le moyen de le remercier de son hospitalité et de ses généreux présents.

David m’assura que lui et Ramsès avaient déjà discuté du sujet.

— Comment t’es-tu entendu avec Mrs Fraser ? lui demandai-je alors.

— Je ne suis resté qu’un instant, répondit David. Après tout, tante Amelia, elle me connaît à peine. Elle se serait sentie gênée pour… euh…

— Répéter, l’aidai-je. Oui, bien sûr. Tu as l’instinct d’un gentleman, David. Ayant connu Ramsès quand il était enfant, elle est parfaitement à l’aise avec lui.

Nous avions franchi l’étroite entrée de la Vallée et nous trouvions maintenant en plein désert.

— Si nous les lâchions à présent ? suggéra David.

Généralement je préfère ne pas prendre le galop à moins de poursuivre des criminels ou d’être poursuivie. Mais je n’avais jamais rien éprouvé de semblable. Nous filions si facilement, l’allure du cheval était si régulière, que j’avais décidément l’impression de voler. De pur plaisir je me mis à rire tout haut.

Toutefois, nous n’avions guère fait de chemin quand David me cria – ou plus probablement cria à Risha vu qu’il utilisa l’arabe – de s’arrêter. Il fit halte également, regardant d’un œil perçant les cavaliers qui s’approchaient de nous et que, dans mon enthousiasme, je n’avais pas remarqués. Je distinguai une femme. Ses jupes tombaient jusqu’aux étriers. Elle sautillait sur sa selle en cavalière accomplie.

— Dolly, dis-je. Ah… Est-ce pour cela que Ramsès m’a si généreusement prêté Risha ?

David sourit et fronça les sourcils en même temps.

— Nous les avons vus en venant, oui. Mais à ce moment-là…

Il s’interrompit car Dolly et son cavalier étaient arrivés à notre hauteur. Ce dernier était le jeune homme rencontré à la réception qui avait suivi les obsèques. Il portait un casque colonial ridiculement grand, doté d’un voile lui protégeant la nuque. Il l’ôta, s’inclinant.

J’avais oublié son nom, mais avant que je ne puisse le lui demander pour présenter mon compagnon, David prit la parole.

— Où est Saiyid ?

Il s’était adressé à Dolly. C’était la première fois, je crois, qu’il lui parlait directement. Surprise par la brusquerie de la question, elle répondit :

— Je l’ai renvoyé à la dahabieh.

— Ce n’est pas malin, dis-je. Il a été engagé pour veiller sur vous.

— Il était enquiquinant, repartit la demoiselle, haussant les épaules gracieusement. Sir Arthur veille très bien sur moi.

Sir Arthur piqua un fard, l’air idiot. Le pauvre M. Tollington avait été apparemment supplanté. Il ne m’avait pas donné l’impression d’être un garde du corps très efficace, mais cet individu le paraissait encore moins.

Cependant, il faisait grand jour et il y avait du monde alentour – des touristes visitant les monuments, des fellahs travaillant dans les champs. J’étais sur le point d’enjoindre au jeune homme de ramener Dolly à son père quand David reprit la parole.

— Peut-être Miss Bellingham et Sir Arthur devraient-ils revenir à la maison avec nous, tante Amelia. L’un des hommes pourra les raccompagner à la Vallée des Rois.

Manifestement il partageait mes pressentiments, sinon il n’aurait pas sollicité la présence d’un individu qui l’avait traité avec tant d’impolitesse. Je réitérai donc l’invitation. J’eus beau ne pas y mettre beaucoup de bonne grâce, Dolly ne s’en avisa sans doute pas. Elle était bien sûr ravie d’accepter. Sir Arthur refusa vaguement l’escorte proposée, mais ses protestations ne furent nullement prises en compte.

Vu le retard occasionné et notre allure ralentie, nous arrivâmes après les autres. Cyrus était retourné au Château, Howard reparti pour chez lui, près de Deir el-Medina. Seuls Nefret et Ramsès nous attendaient sur la terrasse. Ils m’informèrent qu’Emerson était en train de se changer. Je leur annonçai que j’allais faire de même.

— Nous avons rencontré Miss Bellingham et Sir Arthur en chemin, expliquai-je. Vous ne devez probablement pas connaître mon fils, Sir Arthur. Pardonnez-moi de ne pas vous avoir présenté tout à l’heure mon… euh, neveu adoptif, M. Todros. Nefret, veux-tu demander à Ali de servir le thé ?

Cela ne m’enchantait guère de laisser Ramsès à la merci de Dolly, mais, en présence de David et de l’autre jeune homme, elle ne pouvait sans doute que l’importuner. Nefret me suivit dans la maison.

— Pourquoi l’avez-vous amenée ici ? me lança-t-elle.

— Elle se baladait sans garde du corps, expliquai-je. Elle a, paraît-il, renvoyé Saiyid parce qu’il était « enquiquinant ». Ce jeune homme ne serait d’absolument aucune utilité si elle était attaquée par Scudder.

— Ah, je vois, dit Nefret rassérénée. Prenez tout votre temps, tante Amelia. Je vais veiller à ce que tout le monde se tienne bien. Surtout Dolly.

Mon cher Emerson avait, avec sollicitude, fait remplir la baignoire en fer-blanc. L’immersion totale était indispensable. Même mes sous-vêtements étaient gris de crasse. J’expédiai mes ablutions aussi vite que possible, puis enfilai une robe ample vu qu’Emerson ne pouvait m’aider à me boutonner.

Sur la terrasse, il y avait de l’électricité dans l’air. Dolly avait dû flirter outrageusement avec Ramsès, car le nouvel admirateur de celle-ci lançait à mon fils des regards noirs. Nefret avait le feu aux joues, ce qui lui donnait bonne mine. Se retenait-elle de pouffer de rire ou de formuler quelque remarque sarcastique ? Je n’aurais su dire. Selon son habitude, Ramsès était assis sur le muret, ce qui empêchait Dolly de s’asseoir à côté de lui. Quant à Emerson, il considérait tout le monde avec un sourire falot.

Mes efforts pour entretenir une conversation courtoise se soldèrent par un échec. Dolly n’allait sans doute pas s’attarder. Elle n’était venue qu’avec une idée en tête, et, n’ayant pas réussi à obtenir ce qu’elle voulait dans les conditions présentes, cherchait un autre moyen d’y parvenir.

— Nous n’allons pas vous retenir, mesdames et messieurs, annonça-t-elle en se levant. De plus, Papa va se demander ce qu’est devenue sa fille chérie. Vous revenez avec nous, monsieur Emerson ?

Ramsès se déplia avec moins de mauvaise volonté que je n’aurais cru.

— David et moi allons vous accompagner, déclara-t-il. (Puis il ajouta poliment en me regardant :) Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, Mère, nous resterons à bord de l’Amelia, puis vous retrouverons tous plus tard.

Si la proposition était venue de tout autre que Ramsès, je n’y aurais pas prêté attention. Il nous fallait partir à sept heures pour notre rendez-vous avec Mrs Jones, et il n’y avait aucune raison qu’ils reviennent à la maison avant. J’examinai attentivement l’air innocent de Ramsès, mais ne vis rien confirmant mes soupçons instinctifs. Folâtrer avec Dolly n’était sûrement pas dans ses intentions. D’autre part, lui et David n’avaient pas le temps de s’attirer des ennuis plus sérieux.

— Très bien, dis-je.

Dolly se débrouilla pour que Ramsès l’aide à monter à cheval, écartant sans ménagement le pauvre Sir Arthur. Son pied glissa vaguement de l’étrier et elle s’arrangea pour passer les bras autour du cou de Ramsès quand il la rattrapa. Toutefois, son sourire satisfait s’évanouit lorsque mon fils la saisit plus fermement et la jeta sur la selle avec un bruit sourd.

Une fois qu’ils furent tous partis, Emerson éclata de rire.

— Quelle prédatrice ! Je ne me rappelle pas avoir jamais rencontré une femme aussi directe… Elle est effrayante !

— Ces selles d’amazone ne sont pas commodes, observai-je pour être équitable. Peut-être son pied a-t-il vraiment glissé…

— Ben voyons ! fit Nefret.

— Ben voyons, renchérit Emerson, riant toujours. Peu importe, cela sera bien instructif pour Ramsès. Je me souviens d’une fois à Athènes… (Croisant mon regard, il cessa de ricaner et prit sa pipe.) Euh… Comme j’allais vous le dire, vous avez eu raison de la ramener ici, Peabody. Son père a suffisamment insisté sur le danger ! Sacrebleu, cette demoiselle cherche décidément à se faire agresser !

— Ah, fit Nefret, vous avez remarqué, professeur ?

— Moi aussi, dis-je.

— Le contraire m’eût étonné, Peabody, observa Emerson avec un grand sourire. Avons-nous le temps de prendre un whisky-soda avant le dîner ?

Nous eûmes le temps.

L'énigme de la momie blonde
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